Revue / Journal / Edition
Journal critique - n° 22 - juillet/août/septembre 2015
NOUVEAU FORMAT / NOUVELLE PAGINATION
Auteurs de ce numéro : Delphine Alleaume, Anthony Dufraisse, André Gabastou, Thierry Gillybœuf, Sylvie Gracia, Anne Maurel, Michel Ménaché, Camille Paulhan, Gwilherm Perthuis, Hugo Pradelle, Paul Ruellan, Jean-Jacques Salgon, Septembre Tiberghien
EDITORIAL
La formule « web first » suicidaire du journal Libération, par Gwilherm Perthuis
ESSAI
Le Corbusier de François Chaslin (Seuil, Fiction & Cie), par Jean-Jacques Salgon
CHRONIQUE ECRITS INTIMES
Mémorial (7) : Correspondance Paul Morand/Roger Nimier, par Anthony Dufraisse
LIVRE
Avec Giacometti, de Yanaihara Isaku (Allia), par Anne Maurel
ESSAI
Art incendiaire, de Kevin Salatino (Macula), par Gwilherm Perthuis
PAYSAGE DES REVUES
Les Fileuses, par Paul Ruellan
EXPOSITION
Un-Scène III (Wiels, Bruxelles), par Septembre Tiberghien
PHILOSOPHIE
Le Feu et le récit, de Giorgio Agamben, par Delphine Alleaume
EXPOSITION
Otium #1 (IAC, Villeurbanne), par Camille Paulhan
CHRONIQUE
Curiosités parisiennes (3), par Anthony Dufraisse
EXPOSITION
Louis Soutter/Victor Hugo à la Maison Victor Hugo, par Camille Paulhan
EXPOSITION
David Claerbout (Mamco, Genève), par Gwilherm Perthuis
CHRONIQUE RADIOPHONIQUE
La poésie sacrifiée à Culture, par Gwilherm Perthuis
LITTERATURE
Père et fille (ou le contraire), T. Heijmans / Y. Lahens / A. Weber / M. Xenakis, par Hugo Pradelle
CHRONIQUE POESIE
De la poésie que c'est la peine (6), par Thierry Gillybœuf
LIVRE
Journal quotidien, de Jehan-Rictus (éd. Claire Paulhan), par Michel Ménaché
CHRONIQUE LITTERAIRE
La bibliothèque idéale de Sylvie Gracia
ECRITS D'ARTISTE
Les écrits de Peter Hutchinson, par Camille Paulhan
LITTERATURE
Trois livres d’Eduardo Halfon (Quai voltaire), par André Gabastou
2,50 euros / 4 CHF
Abonnement 2015 : 1 an / 5 numéros / 24 pages : 20 euros
BREVE - Lionel Bovier nommé directeur du Mamco à Genève
La Fondation de droit public du Musée d’art moderne et contemporain de Genève (Fondamco) vient de nommer Lionel Bovier directeur du Mamco. Il succédera en janvier 2016 à son fondateur, Christian Bernard, qui a conduit l’institution pendant plus de 20 ans. Une commission composée de neuf membres - trois représentants de la Ville et du Canton de Genève, trois membres de la fondation privée soutenant le Mamco et trois directeurs d’institutions internationales (Chris Dercon, Tate Modern, Londres ; Laurent Le Bon, Musée Picasso, Paris ; Enrico Lunghi, MUDAM, Luxembourg) - a choisi ce genevois installé à Zurich, historien de l’art, critique d’art et commissaire d’exposition indépendant qui a codirigé avec Christophe Chérix l’espace Forde (Genève) et a travaillé sur le groupe l’Ecart, mené par John Armleder dans les années 1970. Il est fondateur et directeur de la maison d’édition JRP, devenue quelques années plus tard JRP/RIngier, référence incontournable dans le champ éditorial de l’art contemporain. Lionel Bovier connaît parfaitement la scène artistique helvétique et entretient depuis de nombreuses années un excellent réseau international. Il présentera les grandes lignes de son projet artistique durant l'automne prochain.
Lire un article sur Lionel Bovier dans Le Temps (11/04/2015)
Les éditions Zulma rééditent les romans de Leo Perutz
par Anne Maurel
Il faut savoir gré aux éditions Zulma de publier aujourd’hui, dans une nouvelle traduction de Jean-Claude Capèle, deux récits de Leo Perutz, La Troisième Balle et Le Maître du Jugement dernier, qui emportent les lecteurs comme peu de récits ont le pouvoir de le faire. L’auteur, né un an avant Kafka, à Prague, en 1882, juif de langue allemande, connaît l’œuvre de Freud, comme nombre de ses contemporains. Il explore, dans ces deux récits, des états-limites de la conscience: le rêve, l’oubli, la plongée dans le sommeil, le réveil, la hantise ou l’obsession, le remords, toutes les formes de l’étrangeté à soi-même. Des états où il ne reste de l’expérience vécue que des fragments sans lien les uns avec les autres, des images isolées, flottantes, comme les nuages dans le vide de l’air, énigmatiques mais vives, insistantes, qu’il appelle des «visions».
Tout l’art du romancier consiste dès lors à tisser une histoire à partir de ces lambeaux de mémoire. Il a souvent, pour cela, recours à une narration à la première personne (plus incertaine que la troisième) et à l’emboîtement des récits. Le narrateur du Maître du Jugement dernier, le baron von Yosch, raconte, dans une forme qui est celle de la confession soumise à des impératifs de vérité, des événements tragiques – une suite de suicides forcés – ayant eu lieu à Vienne, à l’automne 1909, auxquels il déclare d’emblée avoir «été mêlé de façon (..) étrange.» Il est, en effet, sujet à des pertes de conscience, des absences et des visions. Sa confession est pleine de trous et de vides, de doutes. Il est présumé coupable de la mort du comédien Eugen Bischoff: on a retrouvé sa pipe dans la chambre du mort, et la femme d’Eugen, Dina, a été quatre ans plus tôt la maîtresse du baron. Von Yosch décide, pour prendre son destin en main, de mener une enquête pour retrouver un meurtrier qui pourrait être lui-même. Quant au narrateur de La Troisième Balle, un vieillard oublié et abandonné de tous sauf d’un serviteur muet, qui pour trouver le sommeil tente de se remémorer sa vie passée, il cède assez rapidement la place à un cavalier espagnol qui va lui raconter sa propre vie ou, plutôt, un épisode décisif de sa propre vie qu’il a oublié: celui de sa lutte héroïque, seul et sans armes, contre l’armada espagnole, avec à sa tête Fernand Cortez, venue piller l’or des Indiens dans le Nouveau Monde, au début du XVIe siècle. Celui qui, devenu âgé, ne s’appelle plus autrement que le capitaine Prunelle-de-Verre, parce qu’il a perdu un œil, est en réalité Franz Grumbach, le rhingrave rebelle, «comte rebelle de Grumbach et du Rhin», frère du Duc de Mendoza, comme lui fils bâtard du roi Philippe. Il a fait un pacte avec le diable qui lui a donné une arquebuse et trois balles. C’est «l’histoire de Grumbach et de ses trois balles» que va «conter» le gentilhomme non sans avoir d’abord rendu hommage au héros.
Sans doute parce qu’il a longtemps hésité entre l’étude des mathématiques et la littérature, Leo Perutz sait allier la rigueur d’une narration dans laquelle il dispose habilement, dès les premières pages, des indices, qui font ensuite constamment retour à la poésie d’une écriture dont la grande précision de détails et le rythme travaillé parviennent à imposer à l’imagination des lecteurs les «visions» des personnages, source tour à tour d’extase et de peur.
La Troisième Balle est le premier livre de Leo Perutz, celui qui le fit connaître. Quant au Maître du Jugement dernier, c’est celui des romans de Perutz dont Borges a déclaré qu’il était son livre préféré. Peut-être parce qu’au plaisir, très grand, du récit il ajoute une théorie de l’imagination créatrice, utile aux «comédiens, sculpteurs et peintres» aux écrivains, a-t-on envie d’ajouter, qui se nourrit de nos peurs et de visions venues du subconscient. §
Anne Maurel
Leo Perutz, Le Maître du Jugement dernier
Traduit de l’allemand par Jean-Claude Capèle,
Paris, Zulma, 2014, 224 pages, 8,95 euros.
Leo Perutz, La Troisième Balle
Traduit de l’allemand par Jean-Claude Capèle
Paris, Zulma, 2015, 336 pages, 9,95 euros.
Article paru une première fois dans le journal critique Hippocampe n° 21 (avril/mai 2015)
"Mon travail est terminé. Je viens de relater les événements de l’automne 1909 — cette suite d’incidents tragiques auxquels j’ai été mêlé de façon si étrange. J’ai écrit toute la vérité sans rien omettre ni rien passer sous silence — pourquoi l’aurais-je fait, d’ailleurs? Je n’ai aucune raison de cacher quoi que ce soit.
En écrivant, j’ai constaté que ma mémoire a conservé distinctement et dans toute leur véracité une infinité de détails dont certains étaient des choses assez insignifiantes — des conversations, des idées subites, de petits incidents journaliers —, mais que s’est formée dans mon esprit une vision tout à fait erronée quant à la durée de la période durant laquelle tous ces événements se sont produits. Aujourd’hui encore, j’ai l’impression que plusieurs semaines se sont écoulées. C’est faux. Je me rappelle exactement la date du jour où le docteur Gorski m’a emmené à la villa Bischoff: c’est le 26 septembre 1909, un dimanche. Je revois devant moi tout le panorama de cette journée: j’avais trouvé une lettre en provenance de Norvège au courrier du matin et tenté d’en déchiffrer le cachet de la poste en pensant à l’étudiante qui avait été ma voisine de table pendant la traversée du fjord de Stavanger. Elle m’avait en effet promis de m’écrire. J’ouvris la lettre, mais elle ne contenait que la brochure d’un hôtel de sports d’hiver du glacier de Hardanger. Déception. "
Leo Perutz, Le Maître du Jugement dernier.
Sur "Les années 10" de Nathalie Quintane
par Jean-Christophe Bailly
La première trouvaille du livre que Nathalie Quintane a publié l’automne dernier aux éditions de La Fabrique, c’est son titre: il y avait les années 20, les années 30 et toute la suite des décimales, 90 incluses, pour raconter le XXe siècle, mais pas les années 10: désormais elles seront là – mais avec un siècle d’écart, pour présenter l’entrée du XXIe siècle, en fait sa deuxième décennie, nul n’ayant eu l’idée (peut-être impraticable) de désigner la première en l’appelant les années zéro. Ce qu’un tel titre implique, alors que nous n’en sommes encore qu’au milieu de ces dites années 10, c’est une volonté de caractérisation, une volonté de saisir, comme de l’intérieur, le cours du temps. S’immerger dans le cours du temps au lieu de le regarder passer depuis un ponton mélancolique ou hautain, tel est le premier mouvement, et c’est d’abord une volonté de style: à la littérature, qui est toujours plus ou moins écrite depuis de tels pontons, Nathalie Quintane cherche à échapper, et sa vivacité comme sa vigilance sont grandes, pourtant – et elle serait sans doute la première à le reconnaître – elle ne peut pas entièrement y parvenir: non parce qu’il y aurait dans sa tentative des restes de pose ou d’effets proprement littéraires (et l’on voit qu’ainsi employé le mot a un sens quasi péjoratif, et que cela vaut pour symptôme), mais parce l’état de langue qu’il faudrait rejoindre est sans doute inatteignable: en témoignent toutes les équipées qui, à toutes les époques, ont cherché à faire entrer le hors champ de ce que nomme «peuple» dans le champ de l’écriture. A l’imitation Nathalie Quintane substitue le prélèvement, et à l’empathie un réglage mobile et parfois délicat de la distance. En résulte une forme rapide, efficace et drôle, une sorte de lumière rasante qui balaierait l’époque au ras de ce qu’elle est pour qu’elle le dise, ou l’avoue, une sorte de soulèvement du pamphlet vers le poème capable de franchir des passerelles improbables et de produire à tout moment des écarts dont la valeur critique, se vérifie en se propageant sur un mode obstiné.
Souvent on éprouve en lisant Les années 10 que l’on est monté sur une barque et que celle qui la conduit, debout, à la godille, n’hésite pas à la malmener, la faisant passer en force là où personne ne l’aurait osé: par exemple ce moment (p. 155-156) où Saint-John Perse se retrouve mis en parallèle avec Britney Spears juste parce qu’ils ne sont formidables ni l’un ni l’autre et qu’ils font ou ont fait tout bonnement leur métier, sans plus, nous est-il dit (et en ce qui concerne Perse je serais personnellement beaucoup plus sévère). Étonnant parallèle en tout cas, dont le réglage vient de cet art de la digression que Nathalie Quintane pousse très loin , avec un talent de surfeuse, mais qui serait posée sur une vague qui revient toujours ou qui, pour parler un peu comme elle, ne lâche pas son morceau.
Le livre est composé de neuf textes ou chapitres et le morceau qu’ils ne lâchent donc pas, c’est ce qui se tient dans la notion de peuple et autour d’elle, ce peuple sans cesse invoqué à commencer par ceux qui le décrètent introuvable. Ce dont il est question, en caractérisant le peuple (quel peuple, ou quelle partie du peuple?), c’est d’enjeux politiques bien sûr, mais c’est d’abord, je crois, de la possibilité même de caractériser, et selon quels critères. Dès lors l’extrême variété des points de touche, sans se présenter comme méthode, en devient tout de même une, c’est une sorte de démonstration. Entre un commentaire du livre d’Annie Ernaux sur le supermarché de Cergy où elle fait ses courses, une visite de la cheftaine du Front National à Digne, une évocation de ce peuple de figurines fantasmé dont les santons de Provence sont la petite monnaie (« Ce matin, je me lève avec une envie furieuse de dégommer les santons » (p. 83), ainsi commence ce chapitre, le plus tourbillonnant du livre), le rappel de définitions canoniques (Kant, Michelet, Péguy, par exemple) et le spectre de la marchandise, celle-ci toujours nommée avec précision et détails, c’est toute la poudre idéologique de l’époque qui est soufflée. On pourrait croire à une simple accumulation, ou à une épreuve d’endurance de la vivacité, mais derrière tout cela, à plusieurs reprises, vient quelque chose comme une grande opposition, que Nathalie Quintane ne dresse pas comme telle, bien sûr, puisqu’elle reste liée au tissu bigarré de surgissements où elle prend corps, mais dans laquelle je vois (je me permets de voir) le sens le plus aigu et le plus porteur de ce livre et ce qui soutient son bonheur théorique.
D’un côté, et c’est ce qu’elle dit continument, il y aurait le temps sans temps (sans durée ni souvenirs) de la consommation, soit cette noyade continue des pauvres dans l’océan sans fin brassé de la marchandise, d’où ils ne peuvent ressortir que hagards et lessivés.
De l’autre il y aurait ce qu’évoquant les luttes du Val de Susa mais aussi les mineurs anglais démolis par le thatchérisme Nathalie Quintane appelle le «pouvoir de la filiation» (p. 118), autrement dit la possibilité maintenue de vivre et de transmettre des expériences.
A chaque instant c’est la forme de vie qui est en jeu, et c’est ce qui est traqué dans ce livre, non seulement en direction des pauvres mais pour ainsi dire toutes classes confondues, à commencer par celles qu’on appelle moyennes, via leur folie consumériste et leur plus profond désir, que l’on pourrait définir comme celui d’une sorte d’invisibilité exhibée. Aux tricheries et aux jeux de rôles, aux effets de manche aussi, Nathalie Quintane oppose l’idée qu’il puisse y avoir quand même quelque chose qui soit vrai ou, selon l’expression des enfants, pour de vrai, un advenir véritable du vrai qui ne serait pas un simple avatar de l’«authenticité» mais une effectuation du possible, un devenir en acte, peut-être effrité, s’effritant, mais vivant, de ce que respirer veut ou peut vouloir dire: « en littérature comme ailleurs et pourquoi pas en littérature» dit-elle à la fin, évoquant, à côté de respirer (que donc je lui emprunte) le fait ou l’opération d’«inclure dans le texte tout le hors-texte sur lequel il se dégage et qui rend sa découpe lisible » (p. 200), or c’est la netteté de cette découpe, une ligne claire en pointillés parfois, mais claire, que l’on voit se dégager au fil des pages, ici et là, comme ça se trouve (tout seul) dans une digression sur les fractales ou le long d’une main plongeant dans un paquet de chips, avec la santé de ce qui s’est délivré, semble-t-il pour toujours, de «haut» et de «bas» et par conséquent de toute hiérarchie, même voilée. §
Nathalie Quintane, Les années 10, Paris, La Fabrique édition, 2014, 201 pages, 13 euros.
Article paru dans le n° 21 du journal critique Hippocampe (avril/mai 2015)
A la recherche d’anti-modèles masculins
par Camille Paulhan
Chaque jour, en France, se déroule le même scénario en apparence inéluctable, dans l’indifférence générale: des expositions collectives d’art contemporain ouvrent leurs portes, et plus personne ne semble remarquer qu’elles ne comportent dans leur liste aucun nom qui laisserait deviner une potentielle appartenance au genre féminin. «Chercher la femme», donc, parmi les importantes expositions collectives de notre époque, ce fait étrange ne provoquant aucun débat alors même qu’il y eut pléthore de tergiversations stériles sur le bien-fondé ou non de l’expositions «Elles» au Centre Pompidou il y a quelques années. Au Mac/Val, voici une exposition qui ne se cache pas derrière des faux-semblants, elle ne montre que de l’homme, et même du «mâle» comme le précise le texte introductif, plus d’une centaine en tout. Toutefois, ici, nulle explosion de testostérone façon «Motopoétique» au MAC Lyon en 2014. La proposition de Frank Lamy pour le musée du Val-de-Marne semble presque répondre aux déclarations de Paul Ardenne faisant un éloge vibrant de la moto, objet capable de condenser selon lui «le mécanique, le viscéral, l’animal, le brut». Tout au contraire, dans «Chercher le garçon», il y a de l’organique, du cérébral, de l’humain fragile et un goût certain pour la douceur et l’anti-spectaculaire.
Des hommes – des vrais – recopient des livres (Stéphane Albert ou Sépànd Danesh, avec La Recherche de Proust), les gomment (Jérémie Bennequin, toujours avec La Recherche), dessinent au bic (Florian Cochet), arrosent des plantes (Didier Courbot) ou font des sculptures avec de légers sacs en plastique (Boris Achour). Pour le commissaire, il est évident que de tels gestes, dans leur refus du démonstratif, de la force ou de la puissance autoritaire de «l’artiste», manifestent un changement de paradigme dans la perception que les artistes masculins peuvent avoir d’eux-mêmes. L’hypothèse est tout à fait réjouissante, et invite à regarder avec un œil lavé une bonne part des œuvres présentées dans l’exposition, notamment les plus historiques, qu’il s’agisse par exemple de Bruce Nauman jouant à touche-pipi avec un néon ostensiblement phallique ou encore du corps vieillissant de John Coplans photographié en gros plan. Plus tardivement, on pourrait songer à la figure vaguement dépressive d’un Pierrick Sorin dans Les réveils, incapable de se coucher tôt et plaintif face à une caméra intrusive que lui-même a programmée ou Claude Closky révélant dans Mon père (2002) des figures de paternité stéréotypées publicitaires et culpabilisantes.
Même si l’exposition se déroule comme un labyrinthe ni historique ni thématique, quelques thèmes-clefs se détachent de cette recherche d’anti-modèles masculins. Tout d’abord, sans doute, la mise en scène de soi dans le cadre d’un travestissement: les travestissements féminins sont les plus courants, de Michel Journiac avec 24 heures de la vie d’une femme à Yasumasa Morimura et ses autoportraits en icônes occidentales; on aurait pu penser y voir Urs Lüthi, ou même James Lee Byars, mais l’exposition est déjà dense. Il peut également s’agir de stars du cinéma, avec l’hilarante série de Carlos Pazos, grimé et gominé dans Voy a hacer de mi una estrella (1975), ou encore de grands hommes symboles d’autorité, de virilité et de savoir. Emilio Lopez-Menchero, dans Trying to be Balzac (2002-2009) s’imagine en Balzac, nu et héroïque pour Rodin, une série où la gravité a laissé place au grotesque et à la dérision. D’autres artistes ont recours à des détournements des codes de la virilité, qu’il s’agisse de Philippe Perrin et ses travaux autour de la boxe ou d’Olivier Dollinger, qui fait déambuler dans l’espace d’exposition vide un body-builder bien en peine face l’absence d’un public. On notera aussi la présence de la série Personal Commission (2008) de Leigh Ledare, qui a de quoi mettre mal à l’aise dans son renversement des valeurs: l’artiste s’est soumis au désir scopique de femmes rencontrées via le Seattle Weekly, acceptant de se faire prendre en photographie dans les tenues et les poses désirées par elles. Plus débridé et joyeux sans doute, le personnage indien «Miss Chief Eagle Testickle» – nul besoin de traduction – de Kent Monkman, qui bat la campagne sur son cheval, chaussé de talons démesurés.
L’exposition, dotée de cartels détaillés tout à fait appréciables, est très clairement féministe dans son propos (à défaut que tous les artistes le soient, eux...). La figure hégémonique du masculin en prend pour son grade, et est mise sur le gril avec complexité par les œuvres présentées. Si, pour une majorité d’entre elles, c’est l’artiste lui-même qui s’interroge sur sa propre image, d’autres prennent une distance parfois salutaire, à l’instar du film Collages de Kader Attia sur des transsexuelles indiennes, françaises et algériennes, ou des séries photographiques d’Alvaro Laiz sur l’idée d’un troisième genre dans différents endroits du globe. On pourra regretter en revanche la série Mère et fils de Denis Dailleux, qui conforte le mythe de la mère protectrice et déconstruit au final assez peu l’image des fils, et la présence à mon sens trop appuyée d’œuvres fortement référentielles, faisant écho à des œuvres ou des artistes célébrées par l’histoire de l’art comme Yves Klein, Robert Mapplethorpe ou Lucio Fontana. Une section à part n’aurait sans doute pas été de trop pour celles-ci, pour plus de lisibilité. Le catalogue n’étant pas encore sorti au moment où cette critique est rédigée, je compte amplement sur lui pour expliciter ce recours si fréquent à l’humour, au fiasco, au ratage de la part d’artistes masculins pour réfléchir à leur condition. Et rêve désormais d’une exposition où la déconstruction du genre se ferait avec tous et toutes, et où les Tirs de Niki de Saint-Phalle côtoieraient les larmes de Bas Jan Ader. §
Chercher le garçon
Mac/Val, place de la Libération
94400 Vitry-sur-Seine
jusqu’au 30/08/2015
Catalogue bilingue français/anglais, 256 pages, 25 euros
(textes de Fabienne Dumont, Eric Fassin, Jean-Yves Jouannais, Frank Lamy...)
Carte blanche à Alain Guiraudie, le dimanche 7 juin
«La maman de Jordan (...), performance de Jean-Charles Massera, le dimanche 5 juillet
Les expériences chromatiques de Nina Childress
par Gwilherm Perthuis
Le magenta est l’une des couleurs utilisées dans l’imprimerie en quadrichromie. Au CRAC de Sète, elle donne son titre à l’exposition de Nina Childress, composée d’ensembles récents (2011-2014) qui poursuivent son interrogation sur la mise en scène et la théâtralisation des corps. Découvrir des pièces isolées dans des collectives, comme à la Villa du Parc d’Annemasse (Le Syndrome de Bonnard, lire l'article) ou au Palais de Tokyo récemment, et prendre en considération une vingtaine de peintures articulées autour d’une thématique comme au Mamco de Genève (2011) ou à Sète en ce moment, sont deux modalités d’accès au travail de Nina Childress radicalement différentes. L’artiste maîtrise magistralement ces accrochages qui ne consistent pas simplement en l’investissement d’un espace, mais en une véritable appropriation d’un lieu où chaque oeuvre est une pièce d’un immense puzzle.
Rideau vert, 2015, impression photographique, vue de l'exposition Marc Domage.
Le fil conducteur de l’exposition repose sur la vibration chromatique entre le vert dominant dans ses peintures et le magenta, sa complémentaire, presque fluorescente, qu’on retrouve dans les tableaux ainsi que dans des éléments de scénographie (encadrement de porte ouvrant l’exposition, rideau de lamelles de papier…). Ce rapport de couleur nous fait osciller constamment entre un pur sujet pictural, exploré depuis des générations par les artistes, et une recherche sur les méthodes de reproduction et d’impression, la dégradation de l’image photographique, les procédés anaglyphe de la vision 3D ou encore, sur les résurgences du Technicolor trichrome…
Crying I, 2015, acrylique sur kraft ; Crying II, 2014, tirage photographique
photo Marc Domage / courtesy Galerie Bernard Jordan, Paris.
Nina Childress adapte sa manière de peindre en fonction du format, du sujet ou des sources iconographiques qu’elle mobilise : tutoyant un certain hyperréalisme dans Crying, immense peinture sur papier kraft opposée à une reproduction numérique d’une autre peinture qui pourrait être l’instant d’après, elle est d’une facture plus expressionniste dans une série nourrie par des images du travail du mime Etienne Ducroux, inventeur du « mime corporel dramatique », ou encore, elle insiste sur l’aspect vieilli, décoloré et passé dans une série sur les camps de nudistes de la fin des années 1950 et début 1960. Nina Childress associe aussi bien des références à la culture populaire, au cinéma de genre, des images prélevées sur YouTube, que des postures, des attitudes arrachés aux canons de la peinture classique ou de l’opéra. Elle parvient à embrasser dans un même projet d’exposition des références tirées d’environnements sociologiques très marqués, qui interrogent, chacun à leur manière, des modalités d’expression du corps. Photographies et peintures ne font qu’un : certaines peintures ne sont présentées que par l’intermédiaire d’immenses reproductions (le rideau vert introductif en papier peint), d’autres séries miment par des effets de trompe l’oeil les détériorations des photographies qui sont un indice de leur époque, la face à face de Crying I et II introduit même une dimension cinématographique, en proposant deux instants légèrement différents d’une même scène, la première électrisé par les couleurs fluorescentes, l’autre éteinte et plus terne du fait de l’impression.
Staying in the shade, 2013, huile sur toile, 46 x 55 cm,
collection privée, photo Marc Domage.
Magenta. Nina Childress
CRAC, 26 quai Aspirant Herber, Sète
Jusqu'au 31 mai 2015
Lire l'entretien avec Nina Childress réalisé en novembre 2012
(publié dans le journal critique Hippocampe n° 2, novembre 2012)
LIVRE // La force illusionniste du cinéma
EXTRAIT : "'Y a-t-il quelque chose que vous regrettez particulièrement, monsieur McKenzie ? me demanda Ackerman sans attendre ma réponse. On désire ce que l’on n’a jamais eu, mais on a la nostalgie de ce que l’on a eu et perdu. Qu’éprouveriez-vous si quelque chose que vous avez créé ou que vous considériez à vous, dans quoi vous avez investi une partie de vous-même, disparaissait à jamais? La bibliothèque d’Alexandrie, la crucifixion du Christ, la chute de Constantinople, ne pensez-vous pas que lorsque le dernier témoin d’un grand moment de l’histoire meurt, celui-ci disparaît à jamais avec lui et qu’il ne subsiste que des versions tronquées de ce qui s’est réellement passé ?"
par Anne Maurel
Deux hommes parvenus au soir de leur vie se lancent dans une quête du Graal. Un collectionneur de cinéma de quatre-vingt-onze ans, Forrest J. Ackerman, qui a accumulé, au cours de sa très longue vie, un nombre considérable d’objets de toutes sortes ayant trait aux films d’horreur et de science-fiction, charge un agent du FBI à la retraite, ancien bras droit de John Edgar Hoover, McKenzie, de retrouver la pièce qui lui manque: une copie d’un film muet de 1927, Londres après minuit, le premier film américain de vampires, qu’Ackerman a vu à onze ans et n’a cessé de revoir depuis, chaque soir, en imagination, pendant soixante-dix-neuf ans.
Cette quête périlleuse (McKenzie y perdra la vue), pleine de dangers et d’obstacles, toujours relancée, qui occupe tout le roman d’Augusto Cruz jette McKenzie sur les routes. On traverse avec lui les Etats-Unis d’une côte à l’autre - de Los Angeles, à Falfurrias, Texas - puis le Mexique - de Mexico à Tampico - dévasté par des bandes rivales de narco-trafiquants. La traversée de l’espace est aussi une traversée du siècle. Des événements cruciaux de l’histoire des Etats-Unis sont évoqués, mêlés à la fiction. Par exemple, l’assassinat de Kennedy par Lee Harvey Oswald, à l’époque où Hoover dirigeait le FBI. Hoover est souvent présent, en toile de fond, car McKenzie se souvient précisément de lui, et de ses techniques d’enquête. Il se méfiait des coïncidences; mais le roman qu’on lit en est rempli!
Outre ce mélange habile de jeu et de sérieux, de l’Histoire et de la fiction, la quête de Mc Kenzie est aussi l’occasion d’une réflexion sur le désir et le manque, la collection, la disparition de toutes choses, la mémoire et l’oubli, qui donne parfois au roman des allures de parabole. « Toute notre vie est un combat entre la lumière et les ténèbres, la vie et le néant, savoir et oublier, récupérer et perdre» (p. 109). La mémoire est comparée à plusieurs reprises «à une combinaison de produits chimiques manipulés par un photographe inexpérimenté pour obtenir des fragments de vie flous qui, un jour, ont eu de l’importance pour quelqu’un » (p. 110). Mc Kenzie a ainsi des images floues de sa femme Kristen et de sa fille Karen disparues, dont il ne sait si elles sont vivantes ou mortes (p. 231). De ce roman d’Augusto Cruz on pourrait dire qu’il est une version moderne de La Vie est un songe de Calderón de la Barca, dans laquelle le cinéma, choisi pour son pouvoir d’illusion, tiendrait désormais la place du théâtre. §
Augusto Cruz, Londres après minuit
Traduit de l’espagnol (Mexique) par André Gabastou
Paris, Christian Bourgois, 2015, 416 pages, 22 euros.
Article paru une première fois dans le journal critique Hippocampe (n° 21, avril/mai 2015)